Xiao Wu, artisan pickpocket
de Jia Zhang-ke
Mercredi 12 Février - 10:00 - Majestic 5 Vendredi 14 Février - 13:45 - Majestic 11
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C’était le 27 janvier 2003. Je m’apprêtais à rencontrer à Paris pour la première fois la coqueluche du cinéma chinois contemporain, le réalisateur Jia Zhang-ke. De passage dans la capitale pour la projection de son Plaisirs inconnus, grâce à des amis communs, il accepte de se faire interviewer pour mon ouvrage Le Regard des ombres, autour d’une tasse de thé. Au fur et à mesure que l’interview à laquelle Jia Zhang-ke se prête avec beaucoup de générosité se déroule, j’ai la conviction d’être face à un cinéaste à la pointe des inventions de l’art cinématographique et qui n’avait sans doute pas fini de nous surprendre, bien au contraire. Vingt ans après, cette conviction est devenue une certitude acquise et partagée par le plus grand nombre : Jia Zhang-ke est une figure majeure du cinéma chinois contemporain et de l’histoire du cinéma en général.
Il naît en 1970 à Fenyang, une petite ville de la province du Shanxi, au nord de la Chine. Ses parents, fonctionnaires, lui transmettent l’amour pour les classiques et, comme il le dit lui-même, malgré des conditions de vie difficiles, ils feront tous les efforts nécessaires pour maintenir une vie littéraire et artistique. Son père est sans doute à l’origine de sa passion pour la mise en scène puisqu’il est réalisateur de la troupe de l’école où il travaille. Mais bien qu’attaché à sa famille, comme tous les jeunes de son âge, Jia rêve de la grande ville... Il se rend alors à Taiyuan pour étudier les beaux-arts mais la découverte du film Terre jaune (1984) de Chen Kaige le bouleverse au point qu’il change de discipline et décide de se consacrer au cinéma. Il est admis à l’Institut du cinéma de Pékin en 1993, d’où il ressort quatre ans plus tard, le diplôme de réalisateur dans la poche. Seulement quelques mois après, des « papiers chiffonnés » qui recouvrent son bureau, émerge le scénario de Xiao Wu, artisan pickpocket (1997), son premier long-métrage. Le film, largement récompensé dans différents festivals internationaux, est un véritable coup de tonnerre dans le panorama du cinéma mondial et révèle un grand cinéaste.
Le protagoniste du film est Xiao Wu, un petit voyou à l’ancienne, encore respectueux de certains codes du « métier ». Son histoire, qui se déroule dans la ville natale du réalisateur, est une succession de péripéties très instructives sur l’état de la Chine contemporaine, notamment sur la façon dont la réforme économique et la course à l’argent bouleversent les relations humaines.
Dès ce premier long-métrage, réalisé indépendamment des structures officielles, Jia Zhang-ke devient le porte-parole éloquent d’une nouvelle esthétique qui franchit avec succès les limites entre le documentaire et la fiction et qui met au centre de l’attention les laissés-pour-compte de la modernisation effrénée de la Chine des années 90. Son désarroi ainsi que son empathie pour les gens les moins aptes à s’adapter aux changements de la société moderne, deviennent la marque de fabrique de la nouvelle génération de cinéastes dont Jia est sans aucun doute le chef de file.
Le film suivant, Platform (2000), est également une production indépendante, qui voit le jour grâce, entre autres, au soutien de la société Office Kitano. Le film raconte le chambardement social vécu en Chine entre 1979 et 1989 à travers le parcours d’une troupe d’artistes de province. Personne jusqu’alors n’avait raconté la Chine des années 1980, riches pourtant d’évènements et de transformations : la fin de l’idéologie de masses, l’introduction de la culture pop occidentale, l’apparition d’un modèle de société capitaliste. Ce sont les années de l’adolescence du réalisateur ; c’est pourquoi Platform, bien qu’on ne puisse le qualifier de film autobiographique, reste néanmoins à ce jour son film le plus personnel. Comme Xiao Wu, la pellicule rencontre également un grand succès et pour Jia c’est la consécration.
En 2002, Jia Zhang-ke tourne Plaisirs inconnus, son troisième long métrage. Les protagonistes sont deux adolescents qui tuent leur temps en fumant des cigarettes, en traînant dans des salles de billard et en flânant dans les rues de leur petite ville. Après avoir évoqué avec Platform les enfants lointains de la Révolution culturelle, Jia Zhang-ke parle ici de la génération de l’enfant unique, venue au monde au milieu des années 1980. Sa mise en scène, simple et puissante à la fois, met en évidence de façon magistrale le malaise de ces jeunes seuls et désorientés, voués à une existence sans but, dans leurs petites villes où le miracle économique n’est pas encore à l’ordre du jour. Fenyang, en effet, ne reçoit que l’écho assourdi du développement forcené des villes comme Pékin et Shanghai, si bien que des milliers d’adolescents, comme les deux protagonistes, rêvent sans beaucoup d’espoir à des plaisirs qui resteront inconnus.
Plaisirs inconnus clôt la trilogie que Jia dédie à l’évolution de la jeunesse chinoise des dernières décennies du XXe millénaire. Les jeunes qu’il filme, malgré les années de distance, ont en commun d’être totalement déconcertés par le monde qui les entoure : du héros de Xiao Wu, qui assiste impuissant à l’écroulement des codes de son milieu, aux protagonistes de Platform, à cheval entre espoirs et désillusions, jusqu’aux protagonistes de Plaisirs inconnus, qui vivent la désintégration du collectif sans qu’aucune idéologie ne leur donne les clés pour ouvrir le nouveau monde de l’expérience individuelle.
Dans l’un de ses nombreux essais, Jia Zhang-ke définit cette trilogie comme le résultat de son « mécontentement de la réalité » et le cinéma l’arme qui peut l’aider à la réflexion sur un changement aussi souhaité que nécessaire : le jeune Jia a trouvé sa mission et les laissés-pour-compte leur fervent défenseur.
Dans ce processus créatif, le réalisateur peut désormais compter sur un nouvel allié : la caméra DV. Elle lui offre la liberté de mouvement nécessaire même si Jia aspire à une liberté encore plus importante : celle de pouvoir sortir ses films de la marginalité et les montrer au public chinois. Son combat s’achève en 2003 sur une victoire très importante : les autorités chinoises tendent la main aux cinéastes indépendants en annonçant une simplification des règles de la censure. Cela leur permettra enfin d’obtenir l’autorisation de tourner et de distribuer en Chine des films en toute légalité.
Jia Zhang-ke, enthousiaste, y adhère dans l’espoir de redéployer une cinématographie nationale désormais à double vitesse. Ses deux films qui suivent, The World (2004) et Still Life (2006), sont ainsi produits et diffusés légalement. Dans The World on retrouve les thèmes chers au réalisateur, la solitude et la marginalité sociale, mais le cadre a changé. Il ne s’agit plus de la petite ville de province. Cette fois-ci il s’agit carrément... du monde ! Dans un parc à thème où trônent les plus beaux sites touristiques de la planète à échelle réduite, les animateurs qui y travaillent mènent leurs vies entre petits espoirs et grosses déceptions.
Jia Zhang-ke, enthousiaste, y adhère dans l’espoir de redéployer une cinématographie nationale désormais à double vitesse. Ses deux films qui suivent, The World (2004) et Still Life (2006), sont ainsi produits et diffusés légalement. Dans The World on retrouve les thèmes chers au réalisateur, la solitude et la marginalité sociale, mais le cadre a changé. Il ne s’agit plus de la petite ville de province. Cette fois-ci il s’agit carrément... du monde ! Dans un parc à thème où trônent les plus beaux sites touristiques de la planète à échelle réduite, les animateurs qui y travaillent mènent leurs vies entre petits espoirs et grosses déceptions.
Métaphore percutante de la Chine face à la mondialisation, The World est l’image en miroir des inquiétudes humaines (chinoises et occidentales). Avec Still life, doublé par son versant documentaire Dong (2006), Jia retourne aux sources : il abandonne les capitales mondiales en miniature pour regagner la Chine des provinces reculées.
L’idée du documentaire est venue avant le film de fiction. Jia suit un ami peintre, Liu Xiaodong, dans la zone du barrage des Trois Gorges pour le filmer en train de réaliser une série de toiles sur les ouvriers chargés de la démolition des immeubles et des villes de la région sur le point d’être engloutie par les eaux. Une fois sur place, Jia est saisi par les lieux et le destin de leurs habitants. Le documentaire devient alors une sorte de document historique sur la zone et Jia décide de l’amplifier par une fiction. Tout comme le réalisateur, les deux protagonistes de Still life reviennent aux sources puisqu’ils décident de retourner dans leur terre d’origine à la recherche de ceux qui leur sont chers.
Parachuté au tout dernier moment à la Mostra de Venise 2006 et présenté de ce fait à une projection de presse dans une salle presque vide, Still life conquiert le cœur des jurés qui lui décernent à l’unanimité le Lion d’Or. À ceux qui s’inquiétaient d’une possible récupération du cinéaste par le système, le film apporte une réponse sans appel : le talent de Jia Zhang-ke n’a pas été sacrifié sur l’autel de l’officialité. Bien au contraire, il est un auteur qui n’a rien perdu de son style percutant.
Filmer les changements sociaux, économiques et culturels rapides de la Chine contemporaine pendant qu’un monde cède sa place à un autre, devient le leitmotiv que Jia peaufine dans ses films successifs à travers un mélange de genres car, en fin connaisseur du septième art, il sait très bien que le cinéma a besoin de se réinventer pour mieux survivre. Ainsi, dans Useless (2007), il adopte une approche expérimentale, mêlant les dimensions du documentaire social et de la réflexion esthétique pour soulever des questions cruciales sur l'économie mondialisée et la matérialité de la culture de consommation.
En revanche, c’est la docu-fiction qui s’invite dans 24 City (2008) et I wish I Knew (2010). Dans le premier, Jia explore la fermeture d'une usine d'État dans la ville de Chengdu à travers des récits personnels des tout derniers ouvriers ; dans le deuxième, Chengdu laisse la place à une autre ville historique, Shanghai, où cinéastes, écrivains, ouvriers évoquent leur passé et dressent un portrait poignant de l’histoire de la ville depuis les années 30. La caméra virtuose de Jia Zhang-ke suit les virées, autant géographiques que temporels, de l’actrice Zhao Tao dans la mémoire des Shanghaïens.
Le nouveau millénaire voit un monde toujours plus globalisé, qui comporte des explosions de violence imprévisibles, et cela ne pouvait échapper à l’œil attentif de Jia qui le stigmatise dans son A touch of Sin (2013) à travers la conjugaison de quatre histoires distinctes. Dans plusieurs endroits de Chine, les protagonistes cessent de se soumettre à un ordre qui leur paraît de plus en plus injuste. La violence devient alors une forme d’expression. Avec un style plus dynamique et un ton plus noir, Jia nous livre une vision profondément pessimiste de la Chine contemporaine, marquée par l'aliénation et la perte des repères traditionnels.
Avec Au delà des montagnes (2015) et jusqu’à son dernier Les Feux sauvages (2024), en passant par Les Éternels (2018), Jia Zhang-ke inaugure une réflexion sur l'évolution de la Chine sur plusieurs décennies et il s’interroge en particulier sur le devenir des valeurs essen- tielles qui fondent les rapports humains dans un contexte de matérialisme croissant.
À travers trois temporalités (2001, 2006 et 2022), Les Feux sauvages propose un triple voyage : dans la Chine en mutation des 25 dernières années, dans la vie de celles et ceux qui les ont vécues, mais également dans le cinéma-même de Jia Zhang-ke ; un voyage qui prend de ce fait presque l’allure d’un bilan de son œuvre où les fictions plus radicales de ses débuts se mêlent à ses documentaires et à une veine actuelle qui apparaît plus romanesque.
Et en guise de fil rouge traversant les trois films, nous retrouvons la splendide Zhao Tao, l’égérie de Jia Zhang-ke, qui aura parcouru toutes les époques, avec mélancolie et résilience, la même qui caractérise tout le peuple chinois à qui les films de Jia sont consacrés.
Cerise sur le gâteau de ce remarquable hommage que le festival de Vesoul rend à ce grand réalisateur en sa présence, deux pépites inédites Swimming Out Til the Sea Turns Blue (2020), un documentaire qui explore la mémoire collective et individuelle à travers les voix de trois écrivains chinois nés entre 1950 et 1970 ; et Black Dog (2024) de Hu Gang, qui nous permettra de découvrir notre réalisateur dans le rôle inhabituel d’acteur.
En conclusion, le cinéma de Jia Zhang-ke s'inscrit comme un témoignage précieux des réalités complexes de la Chine du XXI siècle. Cette rétrospective permet une compréhension exhaustive de son œuvre qui n’a pas encore fini de raconter, selon un point de vue toujours ori- ginal et pertinent, les transformations sans précédent de la Chine post-socialiste.
Luisa Prudentino Spécialiste du cinéma chinois