Le cinéma philippin :
Des films classiques au streaming : un cinéma en constante évolution.
Jadis, des années 1950 aux années 1980, le cinéma philippin était le plus actif et le plus prolifique (un mot clé aux Philippines...) d'Asie du Sud-Est. C'était alors une forme de divertissement très populaire, visant un large public (bien avant la télévision et internet) et un succès commercial facile, avec une variété de genres et une narration solide. Il s’inspirait évidemment du système hollywoodien, comme la plupart des industries cinématographiques asiatiques de l'époque (y compris au Japon et en Corée). Une autre raison est que les Philippines furent une colonie américaine de 1900 à 1945 (General Mac Arthur :« I shall return ! ») après presque 350 ans d’une colonisation jésuite espagnole qui laissa un lourd héritage culturel, principalement à travers l'omnipotente église catholique. Le cinéma philippin compte alors de grands noms de réalisateurs tels que Manuel Conde (Genghis Khan), Gerardo de Leon, Manuel Silos, le fabuleux Eddie Romero (acteur, réalisateur, producteur) ou Lamberto Avellana (voir son A portrait of the artist as a Filipino, entre autres titres). Cependant, il est principalement basé sur le star-system hollywoodien jusqu'aux années 1990 ou au début des années 2000, avec un nombre impressionnant d'acteurs et d'actrices vedettes, dont certains sont encore en vie : Nora Aunor ( alias « Ate Guy », la « Judy Garland du cinéma philippin »), sa rivale Vilma Santos (aujourd'hui gouverneur), Sharon Cuneta, Charo Santos, Eddie Garcia ou Philip Salvador, et le roi des films d'action Fernando Poe Junior, alias FPJ, parmi beaucoup d'autres, jouant dans des centaines de films de genre allant des histoires d'amour, des mélodrames aux films d'époque, de la comédie musicale à la comédie sexy, de l'action à l'horreur. La plupart de ces films sont alors produits pour un public de masse, qui ne se soucie pas vraiment de qualité, étant un public typique du « samedi soir », lorsque les billets de cinéma sont encore assez bon marché.
La « révolution » des années 1960 et 1970
Comme dans la plupart des pays à la fin des années 60 et au début des années 70, le cinéma philippin commence à changer, sous l'influence des diverses « Nouvelles Vagues » et de l'évolution morale vers plus de liberté d'expression. De nouveaux réalisateurs et scénaristes, comme le célèbre Ricardo (Ricky) Lee, font surface dans et hors de l'industrie, et certains producteurs sont alors assez audacieux. De jeunes réalisateurs ambitieux comme Mike De Leon (Itim/ The Rites of May, Kisapmata, etc) Ishmael Bernal (Manila by night/City After Dark, Une Tache dans l’eau... ), l’acteur et réalisateur Mario Ohara (Trois ans sans Dieu), Peque Gallaga (Oro, plata, mata), Marilou Diaz Abaya (la trilogie Brutal, Moral, Sensuel, et Muro-Ami) et le plus célèbre d'entre eux, Lino Brocka (Manille dans les griffes de la lumière, Insiang, Bona, Caïn à Abel, et tant d'autres) ont apporté un souffle nouveau à une industrie qui sombrait dans les films standards, en introduisant de nouvelles stars comme Nora Aunor et Christopher De Leon, entre autres. Certains de ces films sont produits par Regal Films, dont la directrice est la célèbre "Mother Lily" (Lily
Monteverde), qui soutient ces nouveaux réalisateurs, mais tant que cela rapporte de l'argent...
Avec des ambitions sociales renouvelées, une narration et une cinématique solides, ces films font leur chemin vers le grand public et les jeunes critiques, attirés par les stars. Dans les années 1980 et 1990, une poignée de films réalisés par Lino Brocka et quelques autres réalisateurs sont présentés à Cannes, Venise ou Berlin, alors que presque personne ne connaît leur existence. Le puissant mélodrame social Insiang (1976) est le premier film de Lino Brocka présenté à Cannes, suivi de Jaguar (1980), Bayan ko : kapit sa patalim (1984), et Ora pro nobis (1989), avant que la mort accidentelle de Brocka en 1991 ne mette un terme à sa création vitale. D'autres films de réalisateurs importants de cette période, comme Ishmael Bernal, Mario Ohara ou Peque Gallaga, n'ont jamais fait partie de la sélection officielle de Cannes, mais Sister Stella L, de Mike de Leon, fut présenté à la quinzaine des réalisateurs. Aujourd'hui, certains de ses meilleurs films (Itim, Kisapmata...) sont restaurés et circulent à nouveau, grâce à Carlotta Films.
Parallèlement, à la fin des années 1960 et dans les années 1970, le niveau de qualité général du cinéma commercial (qui n’est pas destiné aux festivals à l'époque) baisse et la généralisation des films à caractère sexuel connus sous le nom de « films Bomba » produit un grand nombre de films sexy, et quelques perles, comme ceux du réalisateur culte Joey Gosiengfiao (L'Ile de la tentation, Bomba Star, etc.), ou Les nuits du Scorpion de P. Gallaga. Malgré l'opposition de la puissante église catholique, et même sous le régime de Marcos, les « Bomba films » sont très populaires auprès du jeune public, désireux de s'évader de la réalité.
Une autre manifestation de la libéralisation des années 70 est l'émergence de « films indépendants » originaux, entièrement produits en dehors du système hollywoodien. Pour n'en citer que quelques-uns, ce mouvement, souvent lié à la communauté LGBT, est dirigé par des réalisateurs indépendants tels que Nick Deocampo, qui a ensuite écrit une série de livres importants sur l'histoire du cinéma philippin, de l'ère du muet à la production indépendante. Un autre est Raymond Red (Bayani/Hero), qui remporte la Palme d'or du meilleur court métrage à Cannes en 2000, pour Anino (Shadows). Son fils, Mikhail Red, est désormais un réalisateur reconnu dans le nouveau cinéma philippin (Neomanila, 2017). Et le plus original, Kidlat Tahimik, un fier cinéaste indigène, dont Le Cauchemar parfumé (1977) révèle un nouveau monde de rêves et de fantasmes. Cependant, ces films sont souvent plus vus dans les festivals de films étrangers que dans leur propre pays (ce qui est encore le cas de plusieurs réalisateurs philippins aujourd'hui, notamment de Lav Diaz). Ces films indépendants survivent aujourd'hui grâce à un groupe de jeunes producteurs et réalisateurs originaux et ambitieux, utilisant les nouvelles technologies numériques, et principalement produits par des festivals indépendants comme l'original et populaire Cinemalaya, qui a fêté ses 18 ans en 2022.
La génération contemporaine : une fracture entre le public et les festivals.
Aujourd'hui, le cinéma est beaucoup moins un divertissement populaire, en raison de l'accès si facile à toutes sortes de plate-formes et de sources audiovisuelles sur les téléphones portables, sans parler de l'augmentation continue du prix des billets de cinéma dans les centres commerciaux (malls), beaucoup trop chers maintenant (environ 5 à 12 euros, relativement 3 à 4 fois plus chers qu'en France par rapport au niveau de vie). Cependant, il existe encore un certain nombre de bons producteurs et réalisateurs (qu'on appelle ici « direks »), jeunes et moins jeunes, qui essaient de faire des films de qualité, à l'intérieur de ce « système » fragile. L'un d'entre eux est le réalisateur Chito Roño, qui a commencé dans les années 1980 et qui se bat toujours pour faire des films de qualité. En 2002, il a réalisé un film remarquable, Dekada 70 (Les années 70), centré sur une famille déchirée pendant la dictature de Marcos. Plus récemment, à partir du début des années 2000, des « réalisateurs indépendants » ambitieux comme Raya Martin (Independencia), Brillante (Dante) Ma Mendoza (Foster child, Serbis, Kinatay, Lola, Captive, Ma Rosa, Feast, parmi une quarantaine de films) ou le « gourou du cinéma philippin » Lav Diaz, se sont frayés un chemin vers les grands festivals de cinéma, comme Cannes, Venise, Berlin ou Locarno en Europe, Busan et Tokyo en Asie.
B. Mendoza, dont le dernier film Feast est présenté en compétition au FICA, est perçu comme l'un des héritiers de Lino Brocka, en raison du contenu social de ses films et de ses tournages « bruts » dans les rues de Manille (Ma Rosa, meilleure actrice pour Jacklyn Jose à Cannes 2016). Et Lav(-rante) Diaz est à lui seul l'incarnation du réalisateur super-auteur, avec ses films d’une longueur hors norme (jusqu’à 13 heures !) basés sur l'élongation du temps, la composition formelle et les déclarations politiques contre les dictateurs locaux (notamment Marcos Père ou Rodrigo Duterte...), thèmes développés à nouveau dans son dernier film, Quand les vagues se retirent (2022). Derrière ces grands arbres se trouvent de nouveaux « arbrisseaux », plus petits mais souvent ambitieux, qui furent révélés au cours de la dernière décennie, principalement dans les festivals locaux (Cinemalaya, Cinema One, Sinag Maynila, PPP et d'autres, du moins avant la pandémie) et à l'étranger : citons seulement Zig (Madamba) Dulay (Luggage/ Bagahe, FICA 2017), dont le brillant court métrage Black Rainbow (meilleur court métrage et prix Netpac à Cinemalaya 2022) est présenté au FICA cette année.
Loin de cette nouvelle vague, la production "commerciale" survivante, qui a été durement touchée par la pandémie et la fermeture totale de tous les cinémas pendant deux années complètes, se bat pour attirer un public souvent perdu qui s'est tourné vers d'autres médias. De nombreux réalisateurs, connus ou moins connus, ont dû se diriger vers le streaming (principalement VivaMax, qui produit beaucoup de films « sexy », une constante aux Philippines…) pour survivre, comme B.Mendoza, Lawrence Fajardo, Adolfo Alix, etc. Et les meilleurs réalisateurs, comme le talentueux et audacieux Erik Matti (On the Job, et On the Job 2 : the Missing 8, récompensé à Venise l'année dernière par le prix du meilleur acteur pour John Arcilla) se tournent vers Netflix et d'autres plateformes, car leurs films ont du mal à atteindre les écrans locaux... Un autre nouveau réalisateur talentueux est Jun Robles Lana, qui, avec son partenaire/producteur/réalisateur Perci Intalan, réalise régulièrement des films intéressants, avec souvent un sous-texte politique (Bwakaw, Barber's Tales, Kalel 15, ou son récent Big Night). La liste est plutôt courte, mais assez encourageante.
Ainsi, autrefois l'un des principaux producteurs de « divertissement » de l'Asie du Sud-Est, le cinéma philippin est maintenant partagé entre les « films d'auteur », qui sont plutôt bien accueillis dans les festivals de films étrangers, mais mal vus dans leur pays, et les films de genre de moins en moins populaires (comme les comédies romantiques sirupeuses, les films sexy de base ou les films d'horreur bon marché avec des maisons hantées...), écrasés par les grands blockbusters hollywoodiens et les films Marvel dans les malls (centres commerciaux) coûteux (alors que les anciens cinémas populaires ont disparu ou survivent comme lieux de rencontre...).
Malgré tout, le cinéma philippin dans son ensemble reste bien vivant, du moins dans les festivals, où ses « Auteurs » sont régulièrement récompensés. Comme le pays tout entier, il est dynamique, plein d'énergie vitale. Comme le peuple philippin, il est assez résilient, nettement plus ancré dans le présent que dans le passé, et imprévisible. Il tente aussi de survivre dans un pays dirigé par des dynasties aux reins solides (bien sûr les Marcos, de retour au pouvoir avec le fils « Bong Bong » Marcos, le dernier président élu, ainsi que sa mère, la mythique Imelda, toujours présente à 93 ans, et sa soeur aînée, la sénatrice Imee Marcos, qui a récemment produit et supervisé Maid in Malacañang, un film unilatéral sur les derniers jours des Marcos dans le palais présidentiel avant leur fuite à Hawaï, en 1986...). Mais aussi les Aquino (Ninoy, Corazon, Noynoy, Kris...) et bien d’autres. Pour sûr, les Philippines sont un pays à part, déchiré entre l'Asie et ses profondes racines hispano-mexicaines, et le meilleur de son cinéma aujourd'hui ne peut que refléter ces éternelles contradictions à son corps défendant. Mabuhay !
Max Tessier